Évolution des marges bénéficiaires des entreprises et inflation

Article publié dans la Revue économique de 2023

La Banque nationale de Belgique a indiqué précédemment qu’il n’y avait pas de preuve d’un phénomène généralisé de « greedflation » (« cupideflation » en français) en Belgique. Comment doit-on alors comprendre l’évolution récente des taux de marge dans une perspective à long terme? Quels sont les facteurs structurels qui jouent un rôle? Dans quelle mesure les taux de marge reflètent-t-ils la réalité au niveau des entreprises? Enfin, les bénéfices des sociétés ont-ils alimenté la récente poussée inflationniste?

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La rentabilité est un concept important pour l’économie (notamment pour les entreprises). Passée ou attendue, elle influence les stratégies de recrutement et d’investissement des firmes. Des bénéfices accrus sont généralement corrélés avec une croissance économique et un taux d’emploi plus élevés. La rentabilité peut par ailleurs servir de coussin pour absorber des chocs extérieurs, tels qu’un ralentissement de la demande, une augmentation soudaine des prix des intrants (ceux de l’énergie par exemple), des coûts de financement plus élevés ou, comme nous l’avons vu récemment, une combinaison de ces facteurs. L’accroissement des bénéfices des entreprises n’en est cependant pas moins souvent critiqué dans le débat public: on peut entendre qu’il serait le signe de la « cupidité » des entreprises et, plus récemment, qu’il contribuerait à une inflation majorée et, partant, à l’érosion du pouvoir d’achat.

L’évolution de la rentabilité doit toutefois également être mise en perspective avec la compétitivité-coûts des entreprises belges et la situation macroéconomique plus largement. La Belgique dispose à cet égard d’un cadre juridique précis permettant d’éviter que l’évolution négociée des salaires n’entraîne une détérioration durable de la compétitivité, ce qui pourrait peser sur l’investissement, l’emploi et la croissance. Ce cadre a néanmoins été ébranlé par le récent pic d’inflation et l’indexation significative des salaires nominaux qui en a résulté.

Une analyse spécifique de Bijnens et al. (2023), fondée sur des microdonnées, a cependant montré que les récentes augmentations de prix étaient principalement alimentées par une élévation des coûts des intrants et que, d’un point de vue microéconomique, les entreprises n’avaient généralement pas gonflé leurs marges bénéficiaires.

Cet article apporte des éléments complémentaires à cette analyse. Premièrement, nous replaçons l’évolution récente des marges bénéficiaires dans un contexte plus large en examinant les tendances à long terme. Ce faisant, nous nous efforçons de rendre compte de l’incidence des effets de composition sur ces tendances, de comparer la situation belge avec celle des pays voisins et d’identifier d’autres facteurs qui auraient pu jouer un rôle à cet égard. Deuxièmement, en utilisant des données bilancielles plus détaillées, nous examinons différents indicateurs de rentabilité pour une entreprise « type » afin de compléter les informations provenant des statistiques des comptes nationaux et des indicateurs macroéconomiques. Dans ce contexte, il convient de souligner que ces derniers peuvent différer sensiblement de la réalité au niveau de l’entreprise individuelle. Enfin, nous réexaminons dans quelle mesure les bénéfices ont contribué à l’inflation en Belgique.

D’après les statistiques macroéconomiques, les marges bénéficiaires brutes des entreprises belges affichent une tendance à la hausse sur le long terme, avec une accélération significative depuis 2014. Même après la baisse observée depuis 2022 dans les toutes dernières statistiques, le niveau de ces marges reste toujours très élevé.

Une partie de l’élévation de la marge calculée au niveau macroéconomique peut être attribuée aux amortissements de capital plus importants enregistrés au cours du temps. Ceux-ci ont en effet progressé en raison du repli de la part des actifs à plus longue durée de vie dans le stock de capital au détriment notamment des équipements informatiques et de transport dont la longévité est moindre. Cela nécessite des amortissements du capital plus élevés qui doivent être financés par les marges brutes des entreprises. Le taux de marge hors amortissements du capital, c’est-à-dire le taux de marge nette, a de fait connu une évolution plus modérée sur le long terme. Il a néanmoins également enregistré une nette progression depuis 2014.

La hausse de la marge bénéficiaire moyenne depuis 2014 est en partie due (pour environ un tiers) à des effets de composition: les branches d’activité dont les marges bénéficiaires sont plus élevées ont vu leur importance relative s’accroître au sein du PIB. L’industrie pharmaceutique ainsi que les activités immobilières en sont des exemples. La majeure partie de cette augmentation ne s’explique toutefois pas par ces glissements dans la structure d’activité de l’économie, mais par la hausse des marges bénéficiaires au sein des différentes branches d’activité individuelles, tant dans l’industrie manufacturière que dans le secteur des services. Donner un commentaire sur la situation spécifique des différents secteurs, et a fortiori des entreprises, dépasse toutefois le cadre du présent article, mais ce résultat sous-entend néanmoins que des facteurs généraux sont en jeu. Une conclusion clé de l’analyse repose notamment sur le fait que les coûts salariaux ont nettement moins progressé que la productivité du travail, ce qui coïncide avec le recul de la part des salaires dans le revenu national. Cette situation résulte des diverses mesures visant à améliorer la compétitivité-coûts des entreprises belges, à la fois par le biais des normes salariales (qui limitent la progression des salaires réels) mais aussi par des mesures ad hoc mises en place après 2014, telles que la suspension temporaire des mécanismes d’indexation et les réductions des cotisations de sécurité sociale payées par l’employeur.

Si l’on examine la situation en termes de niveaux, les coûts salariaux belges par unité produite sont désormais proches de ceux des Pays-Bas, mais bien inférieurs à ceux de la France et de l’Allemagne. Cette situation contraste avec celle d’avant 2014, lorsque les coûts de la main-d’œuvre en Belgique par unité produite étaient nettement plus élevés que ceux des pays voisins. Le recul des coûts de la main-d’œuvre a probablement contribué, ainsi que d’autres facteurs, à la forte croissance de l’emploi depuis 2014 et au resserrement persistant du marché du travail. Dans ce contexte, il convient de souligner que l’écart par rapport au coût salarial moyen par unité produite dans les pays voisins devrait à nouveau se creuser légèrement en 2023 du fait des répercussions toujours marquées de l’indexation automatique.

L’augmentation du taux de marge a été particulièrement importante dans le secteur manufacturier. Bien que la croissance salariale y ait été supérieure à la moyenne, la productivité a affiché une progression encore plus marquée, de sorte que l'écart entre les coûts salariaux et la croissance de la productivité s’y est clairement creusé. Cela pourrait indiquer que le système très centralisé de négociations salariales n'offre pas suffisamment d'espace pour fixer les hausses salariales aux tendances en matière de productivité propres aux branches d’activité, si bien que les bénéfices évoluent de manière très variable.

Une comparaison internationale montre que les marges bénéficiaires en Belgique sont également largement déconnectées de l'évolution dans les trois principaux pays voisins (auxquels le cadre légal de la compétitivité-coûts est ancré). Tout d'abord, ces derniers n'ont pas tous bénéficié des effets de composition favorables mentionnés précédemment. Ensuite, facteur plus important encore, la croissance des coûts salariaux dans ces pays s'est moins écartée de la croissance de la productivité qu'en Belgique.

Le taux de marge macroéconomique peut cependant s’avérer très éloigné de la réalité des résultats d'exploitation d'une entreprise « type ». Nous avons dès lors calculé certains concepts de bénéfices sur la base des données bilancielles détaillées des entreprises. Bien qu’il en résulte des marges nettement plus faibles, la progression depuis 2014 est néanmoins également visible dans ces données. Cela confirme l'analyse macroéconomique. En outre, l'analyse sur la base de microdonnées montre que la rentabilité de l'entreprise médiane de notre échantillon a atteint un sommet historique en 2021 ou s’en est approchée. Il convient toutefois de souligner que les données bilancielles détaillées pour 2020 et 2021 étaient encore en cours de vérification au moment de la rédaction de la présente analyse et ne portent pas encore sur l'année 2022. Il semble probable que la rentabilité se soit sensiblement dégradée depuis lors, et ce dans le contexte de la crise des coûts.

Enfin, il a également été examiné spécifiquement le lien entre les bénéfices des entreprises et l'inflation, fût-ce sous l’angle du déflateur du PIB, qui a beaucoup moins augmenté que l'indice des prix à la consommation. Dans l'ensemble, nous confirmons les conclusions des travaux antérieurs de Baugnet et De Keyser (2015): les marges bénéficiaires sont fortement corrélées négativement avec les coûts salariaux en Belgique. Cela explique pourquoi la progression des marges bénéficiaires au cours de la période 2014-2021 n'a pas provoqué de net pic d’inflation. Cette progression a en effet principalement reflété la croissance très modérée des coûts salariaux par unité produite. La ventilation de l’évolution du déflateur du PIB apporte également un éclairage sur les développements les plus récents: l'inflation a effectivement bondi de manière spectaculaire à partir de la mi-2021, mais les pressions sur les coûts intérieurs provenaient principalement de la hausse des coûts salariaux sous l’influence des mécanismes d'indexation automatique. En revanche, la contribution des bénéfices des entreprises à l'inflation s’est réduite au cours des derniers trimestres et est même devenue négative. Cette évolution ne correspond pas à celles observées dans d'autres pays, où les bénéfices par unité produite ont dans un premier temps entraîné une accélération de l'inflation, les coûts salariaux ayant augmenté plus lentement.